104.
Le squelette du dinosaure occupe tout le plafond. Sa mâchoire hérissée de dents acérées semble prête à mordre de nouveau.
Isidore Katzenberg et Lucrèce Nemrod sont au Muséum d’histoire naturelle.
— Oui, c’est moi qui ai rédigé et mené cette enquête pour le Cyclope. Tous ceux qui ont été liés de près ou de loin au monde de l’humour ont travaillé un jour ou l’autre pour Darius Wozniak. C’est l’époque qui veut cela. Je ne peux pas gagner ma vie avec mon misérable salaire de chercheur au CNRS. Donc j’ai rédigé ce mémoire historique, qui m’a d’ailleurs été très bien payé.
Le Pr Henri Loevenbruck les guide dans la galerie de l’Évolution. Après les grands dinosaures, les animaux plus petits. Tout en découvrant la longue file de ces reptiles qui semblent avancer vers l’intelligence, la jeune journaliste prend des notes.
— Pourquoi Darius se passionnait-il à ce point pour la BQT ? demande-t-elle.
— Comme vous le savez peut-être, se joue actuellement une guerre planétaire entre l’humour artisanal et l’humour industriel. Mais elle est pratiquement déjà gagnée par l’humour industriel. Les forts mangent progressivement les faibles. C’est la loi de l’évolution. Les dinosaures mangent les lézards.
— Les dinosaures ont disparu, souligne Lucrèce Nemrod.
— Pour l’instant la bataille n’est pas encore terminée. Les enjeux sont complexes et multiples. Évidemment, le camp qui possédera la BQT aura un sérieux avantage sur son concurrent. La BQT c’est le Graal, ou plutôt Excalibur, l’arme sacrée qui confère à celui qui la possède une sorte de légitimité sur ceux qui n’ont pas su l’obtenir.
— Et vous avez choisi votre camp. Les dinosaures contre les lézards, dit-elle.
Le Pr Henri Loevenbruck lisse sa barbiche blonde.
— Je dirais plutôt : l’humour du futur contre l’humour du passé.
— Vous vous trompez. Ce n’est pas ça le futur, affirme Lucrèce. L’humour sera peut-être le dernier lieu qui résistera aux gros sous. Il n’y aura jamais de formule industrielle aussi bonne que l’artisanat. Les petits ont leur chance. Il peut y avoir des… surprises.
Elle désigne un élément du décor qui évoque la pluie de météorites ayant entraîné la fin des dinosaures. Apparaît ensuite un petit animal poilu au sang chaud, de type musaraigne.
— C’est ce qu’on disait aussi pour la musique. Vous avez déjà essayé d’écouter les disques du fameux « Top 50 » qu’écoutent les jeunes à la radio ? Ce sont des mélodies fabriquées à partir de tout ce qui a déjà marché dans le passé et le monde entier. Elles sont retravaillées par des techniciens pour être juste assez différentes et ne pas tomber sous le coup du plagiat.
— Comme ça c’est sans risque, reconnaît Isidore.
— Ou du moins le risque peut être calculé par des courbes mathématiques. Et les courbes, c’est ce que manipulent les experts en marketing. Ce sont eux les nouveaux maîtres de l’économie. Ensuite il suffit d’enrober le tout de paillettes : des clips, des vêtements multicolores. L’emballage remplace le contenu.
Le professeur désigne des oiseaux bariolés, sortes de petits paons représentés dans le parcours de l’évolution des espèces.
— Ce n’est à l’avantage ni de la diversité ni de l’innovation, constate Lucrèce.
— En fait les producteurs de musique ou d’humour cherchent le plus large consensus. Depuis longtemps les créatifs ont été priés de s’insérer dans les courants de la mode.
L’historien désigne maintenant des pingouins empaillés.
— Pour l’humour ce sera exactement pareil. Le rire est devenu un produit commercial comme le reste.
Ils progressent lentement près des éléphants, des lions, des léopards, des autruches, des gazelles.
— Vos recherches s’arrêtent avec la retraite de Beaumarchais, à Carnac. Et vous avez trouvé quoi au final sur la nature même de la BQT ? questionne Isidore.
Ils sont parvenus au niveau des grands singes : gorilles, chimpanzés, orangs-outangs.
— Beaumarchais était le dernier Grand Maître que j’ai pu identifier à la GLH. À la fin il a craqué, il n’a pas pu résister à l’envie de savoir. Il a ouvert la boîte de Pandore, il a lu le texte et il est mort.
— Et selon vous, c’est quoi ce texte ?
Une lueur traverse soudain son regard.
— À mon avis… c’est quelque chose de vraiment extraordinaire, magique, d’une puissance gigantesque. C’est la bombe atomique de l’esprit. Albert Einstein a découvert les secrets de la matière et cela a donné la bombe atomique. Nissim Ben Yehouda a découvert les secrets de l’esprit et cela a donné la BQT.
C’est alors que Lucrèce se fige. Sur leur gauche, au milieu des primates de plus en plus imposants, et de mieux en mieux dressés sur leurs pattes arrière, elle croit discerner une silhouette à peine plus petite que le mannequin de cire.
Un clown triste qui m’observe !
Elle se frotte les yeux.
— Un problème, Lucrèce ?
— Heu… rien, une hallucination, je dois être un peu fatiguée. Il faut qu’on mange, sinon je risque de faire une crise d’hypoglycémie.
Cette affaire me dépasse, je commence à être perturbée. En fait je crois que j’ai un problème. Il faut que je me méfie de ce genre d’hallucination.
Le Pr Henri Loevenbruck ne lui prête aucune attention. Il semble préoccupé par autre chose.
— Et il ne faut pas négliger les enjeux politiques autour de cette affaire. C’est ce que j’ai découvert en rédigeant le rapport. L’humour, c’est désormais une arme économique, mais aussi et surtout politique.